Histoire naturelle Le Pigeon messager
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LE PIGEON MESSAGER
Dans l'antiquité déjà, les pigeons ont été employés à transmettre des messages; nous les retrouvons chez les Romains, les Égyptiens et même les Hébreux. Pline nous rapporte que Decimus Brutus, assiégé dans Modéne, fit parvenir au camp des Consuls des lettres attachées aux pattes des pigeons messagers : « A quoi, dit-il, servirent à Antoine ses retranchements, la vigilance de l'armée assiégeante et même les filets tendus dans le fleuve, puisque le courrier traversait les airs? » Cette correspondance rapide était très en honneur avant l'invention du télégraphe et les Chinois en font toujours grand cas. En Europe elle était peu à peu tombée en désuétude, et c'est surtout en vue de concours que se sont formées, principalement dans les Flandres, des sociétés colombophiles. On sait cependant comment, en 1870, Paris assiégé sut se servir habilement de ces messagers, a un moment où il ne lui restait plus aucun autre moyen pour recevoir des nouvelles de la province. Ce n'est probablement pas des races anciennes, employées dans les contrées orientales, que descendent directement nos pigeons actuels : le pigeon messager belge, que nous pouvons choisir comme type, provient, d'après l'opinion la plus vraisemblable, du pigeon cravaté français et d'une variété perdue que l'on désigne en Belgique sous le nom de pigeon camus. Il est petit comme le cravaté, mais de constitution plus robuste ; ses yeux vifs et brillants sont presque toujours entourés d'une membrane blanche bien distincte; son plumage présente des couleurs variées et irrégulières; ses ailes longues et pointues lui donnent un vol très rapide et puissant; on a calculé qu'il peut parcourir, sans forcer son allure, vingt-huit mètres par seconde, ou cent kilomètres à l'heure, ce qui est la plus grande vitesse d'une locomotive. Ainsi on a observé des pigeons qui, mis en liberté le matin sur le sol espagnol, ont pu traverser la France entière et sont parvenus le soir sur le territoire belge. Mais ce qui est bien plus remarquable que cette puissance du vol, c'est cette faculté extraordinaire d'orientation que possède le pigeon messager. Comment comprendre que des pigeons, transportés dans des paniers bien fermés, à plus de cent lieues de leur nid, puissent retrouver à tire-d'aile le colombier dans lequel ils ont été nourris? C'est là une question pleine d'intérêt, qui a été débattue bien souvent et qui, malgré cela, n'a pas encore de solution complète. Examinons les principales hypothèses qui ont été proposées pour la résoudre. L'une d'elles consiste à prétendre que le pigeon messager se dirige toujours du midi au nord, suivant en cela l'instinct des oiseaux migrateurs, qui prennent une direction analogue dans leurs voyages périodiques. Le peu de fondement de cette supposition apparaît de soi en présence des faits : le pigeon peut regagner son colombier dans toutes les directions ; on a choisi des villes d'Italie, d'Angleterre et d'Allemagne pour des concours, et les pigeons arrivaient tout aussi bien qu'en suivant la ligne d'Espagne en Belgique. On a invoqué aussi des impressions atmosphériques : on a dit d'une part que le pigeon était guidé par ces faits que le nord souffle le froid, le midi le chaud, l'est le sec, l'ouest l'humide, et qu'ainsi, à ces différentes sensations, il devait reconnaître la route qu'il avait suivie auparavant ; d'autre part, que c'était d'après la densité des couches atmosphériques qu'il se dirigeait. La première objection à faire à ces hypothèses, c'est qu'elles se basent sur une sensibilité extraordinaire du pigeon que rien dans toute sa constitution ne nous autorise à admettre; puis, retrouver un chemin au bout de quelques jours, pendant lesquels l'état de l'atmosphère a pu se modifier, d'après les impressions qu'il a reçues dans un panier plein de pigeons, au fond d'une nacelle de ballon ou d'un wagon de chemin de fer, et forcé la plupart du temps de faire d'énormes détours, semble évidemment une chose impossible, même pour l'être doué de la sensibilité la plus remarquable; d'ailleurs, pour ce qui est de la densité des couches atmosphériques, on ne comprend pas bien comment cette densité, qui décroît au fur et à mesure que l'on s'élève, doit pouvoir servir de guide dans une direction parallèle à la terre. Laissons donc cette interprétation pour passer à une autre hypothèse qui admet que c'est au moyen de sa vue perçante que le pigeon parvient à retrouver son habitation. En accordant même au pigeon un développement sans limites de l'organe de la vue, tel qu'il puisse distinguer, je suppose, un ensemble de clochers, de toits, de cheminées et d'arbres, placé à 100 lieues en droite ligne devant lui (ce qui n'est sans doute pas raisonnable), il ne faut pas oublier que la terre est sphérique : or, un calcul très simple fait voir que pour apercevoir ces objets à une distance de 100 lieues, il faudrait qu'il puisse s'élever à une hauteur de 15000 mètres, c'est-à-dire plus de trois fois la hauteur du Mont-blanc au-dessus du niveau de la mer. Une pareille supposition semble contraire au bon sens ; du reste, les faits sont là. On sait que, lorsqu'on lâche un pigeon du haut d'un ballon arrivé à une élévation de 6000 mètres, le pigeon se précipite vers la terre, en décrivant de grands cercles ; il ne vole plus, il tombe. De plus, il faut remarquer que, lorsque le pigeon prend son vol, il est encore parfaitement visible, et l'on a calculé qu'il disparaîtrait entièrement à nos yeux avant d'avoir atteint 2000 mètres de haut : il ne doit donc guère voler à une hauteur de plus de 1 kilomètre. On a donné à cette hypothèse de l'orientation par la vue une forme plus admissible : le pigeon, dit-on, n'est pas envoyé d'un coup à ces énormes distances; on l'a soumis à un entraînement préalable. Au lieu de l'envoyer d'un seul trait, par exemple, de Bruxelles à Rome, on l'expédie d'abord à Paris et on le fait revenir, puis à Lyon, puis à Marseille, et seulement alors jusqu'à Rome. Ainsi, lorsqu'il prend son vol, il suffit qu'il puisse reconnaître la station la plus rapprochée, celle de son dernier voyage, et de là en apercevoir une autre, pour revenir de cette façon d'étape en étape à sa demeure habituelle. Mais il faut répondre à cela qu'il arrive bien souvent qu'on se dispense de cet entraînement préalable, et l'on a des exemples de pigeons qui n'avaient jamais fait que les voyages de Paris, d'Orléans et de Bordeaux, et qui, envoyés ensuite d'un coup à Liverpool, sont immédiatement tous revenus à leur ancienne demeure. Et combien de fois n'arrive-t-il pas que, lorsqu'on lâche des pigeons, l'horizon soit voilé par une pluie lointaine, ou que des nuages empêchent les pigeons de s'élever bien haut et ne leur permettent ainsi de voir qu'à de faibles distances? Ils reviennent cependant la plupart du temps au colombier. Quelle explication trouver alors? — Si rien ne s'y oppose, on est tenté d'admettre l'intervention d'un nouveau sens bien distinct de la vue, d'une faculté spéciale dont nous ignorons la nature. D'où vient alors, dira-t-on, que par d'épais brouillards, par des temps de forte pluie ou de neige, des pigeons se soient déjà égarés, si ce n'est pas la vue qui les conduit? Mais si ce n'est pas la vue qui le conduit, dans quel état croit-on que doit être un pigeon qui ne voit pas autour de lui ? Comme il est d'un naturel très craintif, il a peur, il se sent en danger, il se sent à la merci de ses ennemis ; cette frayeur paralyse ses facultés; il ne s'oriente plus et s'égare: la libre activité de sa faculté d'orientation nécessite l'intégrité des autres : cela n'a rien d'étonnant, ce me semble. En admettant la dernière hypothèse, il resterait encore à établir la nature de cette faculté, et la question ne paraît pas aisée à résoudre. Kingersheim. G. Weiss. |
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