Histoire naturelle La Chauve-Souris
Documents anciens d'histoire naturelle |
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LA CHAUVE-SOURIS
Le vol de la chauve-souris est peu rapide, et dans ses élans elle suit toujours une direction oblique. Qui de nous n'a remarqué pendant les nuits d'été le voltigement incertain de ce sombre habitant des ruines et n'a suivi de l'oeil ses mouvements brusques et tortueux? On observe cependant que, malgré les ténèbres, cet étrange mammifère ne se heurte jamais contre les obstacles et sait parfaitement se détourner de tous les corps qui se rencontrent sur son passage. Spallanzani, célèbre naturaliste du XVIIIe siècle, creva les yeux à plusieurs chauves-souris et les vit se diriger dans son appartement avec la même sûreté, évitant constamment le plafond et les murs. Il en conclut que ces animaux étaient doués d'un sixième sens, destiné à leur annoncer l'approche d'un objet solide. Mais on a démontré depuis que c'est le sens du toucher dont les prolongements tégumentaires sont l'organe le plus délicat, qui leur fait percevoir jusqu'aux remous de l'air occasionnés par les obstacles. On a même vu des chauves-souris éviter dans leur vol des fils de soie qu'on avait tendus, et entre lesquels on n'avait laissé que l'espace nécessaire pour leur permettre de passer. On conçoit, en effet, que ces animaux, habitant parfois des cavernes où ne pénétra jamais la lumière du soleil, aient besoin pour se diriger au milieu des ténèbres de discerner les moindres contours du souterrain. Mais, si la chauve-souris est capable de se soutenir dans les airs, elle ne s'élève en général que fort difficilement, surtout quand elle se trouve sur une surface plane. Le correspondant de Buffon, M. de la Nux, rapporte que les roussettes de l'île Bourbon ne peuvent prendre leur vol qu'en grimpant sur une éminence. Il arrive même que, surprises par un coup de tonnerre ou quelque autre bruit propre à les épouvanter, elles se laissent tomber du haut des arbres jusqu'à terre sans pouvoir reprendre leur vol. La chauve-souris fait encore un plus mauvais usage de ses pieds que de ses ailes. Est-elle à terre? Elle ne se traîne qu'avec la plus grande difficulté, embarrassée par les replis désormais inutiles qui entourent ses membres. Elle avance péniblement l'ongle du pouce qu'elle fixe à quelque aspérité, et attire alors le reste du corps, poussé en avant par les membres postérieurs. Mais ce mécanisme imprime au corps une direction oblique dans le sens des membres qui donnent le mouvement. Il arrive ainsi que l'animal se porte alternativement de droite à gauche, selon le membre qui s'applique sur le sol. Cependant, bien qu'à chaque pas le corps reçoive des impulsions obliques, comme ces impulsions sont égales, on peut déterminer la direction définitive. M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire a démontré qu'elle est suivant l'axe de cette série de zigzags. Les moeurs de la chauve-souris ne sont pas moins curieuses à étudier que sa structure et nous intéressent à autant de titres. Mais il est difficile de les observer, car la captivité modifie profondément les habitudes de ces animaux, et ils ne tardent pas à périr quand on les prive de leur liberté. M. Daniel n'a pas conservé des femelles de pipistrelles plus de dix-huit jours. Cependant, White assure que l'on peut apprivoiser aisément le vespertilion : « Je m'amusai beaucoup, dit-il, des faits et gestes d'une chauve-souris apprivoisée qui enlevait les mouches sur la main qui les lui présentait. Son adresse à raser les ailes de mouches qu'elle rejetait constamment était digne d'observation ; elle me divertissait fort. Elle ne refusait pas la chair crue, bien qu'elle préférât les insectes; si bien que les paysans n'ont pas si tort, quand ils prétendent que les chauves-souris descendent le long des cheminées pour manger leur lard.» La plupart des chauves-souris sont en effet insectivores, et il est facile de s'en assurer à l'inspection de leur système dentaire qui présente des molaires hérissées de pointes coniques se correspondant exactement. Elles saisissent dans leur vol les insectes dont elles font leur nourriture, et surtout les papillons phalènes, qui ne sortent que la nuit. Buffon rapporte, dans son Histoire des animaux, qu'étant descendu dans les grottes d'Arcy pour en examiner les stalactites, il vit le sol de la grotte couvert d'une terre noirâtre qui n'était autre chose que de la fiente de chauve-souris, composée en grande partie de portions non digérées d'ailes et de pattes de différents insectes. Quelques espèces de chauves-souris sont frugivores; telles sont, par exemple, les roussettes, qui habitent l'Afrique méridionale et se nourrissent presque exclusivement de substances végétales. Leurs molaires, au lieu de se terminer par des pointes aiguës, ainsi que celles des autres genres de chauves-souris, ont une couronne aplatie, destinée à broyer les fruits dont elles ont coutume de se nourrir. Les chauves-souris supportent plus aisément la diète que le froid. Elles peuvent vivre plusieurs jours sans prendre de nourriture, mais elles passent l'hiver engourdies dans les trous des vieux murs, enveloppées de leurs ailes comme d'un manteau mortuaire. D'autres fois elles se suspendent par les pattes de derrière à la voûte des cavernes qui leur servent de refuge. Les doigts des membres postérieurs sont en effet serrés l'un contre l'autre, et leur suite non interrompue forme une demi-circonférence, ce qui leur permet de s'accrocher aisément à toutes les aspérités. « Voilà, dit M. de la Nux dans sa correspondance, l'attitude de repos des roussettes; elles n'ont que celle-là, et c'est celle dans laquelle elles se tiennent le plus longtemps pendant le jour. Maintenant, qu'on se représente la tète d'un grand arbre, garnie dans son pourtour et dans son milieu de cent, cent cinquante, peut-être deux cents girandoles pareilles, n'ayant de mouvement que celui que le vent donne aux branches, et l'on se fera une idée d'un tableau qui se fait regarder avec plaisir. » Le correspondant de Buffon ajoute aussi que le cri des roussettes n'a rien d'épouvantable, comme on le prétendait alors, et qu'elles font entendre leur gazouillement quand elles se disputent les bananes et les goyaves qu'elles dévorent avec avidité. J'ai entendu crier un oreillard auquel je faisais toucher simultanément les deux conducteurs d'une bobine Ruhmkorff, et j'ai pu, par la même circonstance, examiner son système dentaire, tandis qu'il tenait sa gueule entr'ouverte, La disposition des molaires était celle que j'ai indiquée précédemment, mais il n'y avait d'incisives ni à la mâchoire supérieure, ni à la mâchoire inférieure. Leur rôle n'est en effet que secondaire chez les insectivores, et on a souvent lieu de constater leur absence ou leur état rudimentaire. Quant aux cris qu'arrachait à l'animal l'excès de la douleur, ils étaient faibles, mais aigus et perçants. Ainsi, on le voit, les moeurs et les habitudes de la chauve-souris sont celles d'un animal doux et inoffensif, objet cependant des croyances les plus ridicules, des plus absurdes superstitions. Nous sommes toujours portés à juger à première vue d'après les apparences, à faire de la férocité l'attribut nécessaire de ce qui nous paraît laid, imparfait ou bizarre. L'antiquité semble copier la chauve-souris dans la représentation allégorique des Harpies qui personnifient les vents pestilentiels et l'image symbolique de la mort :
........Celerique fugâ sub sidera lapsae Le Moyen-Âge charge les épaules de Satan des sombres ailes de la chauve-souris, et enclin à toutes les croyances, redoute les terribles présages de ce messager lugubre. La chauve-souris devient le compagnon des sorciers dont elle habite les antres mystérieux:
La nuit, quand les démons dansent sous le ciel sombre,
Enfin, comme l'a dit M. E. Dollfus, en exposant ses recherches sur le crapaud et les superstitions qui s'y rattachaient, elle entrait dans les merveilleuses préparations, dans les combinaisons étranges des alchimistes. Il a fallu bien du temps pour déraciner ces superstitions invétérées, et à l'époque même où Buffon écrivait son Histoire des animaux, on pensait encore que la grande chauve-souris d'Amérique, autrement dit le vampire, aimait à respirer la vapeur du sang. Se fondant sur le témoignage de M. de la Condamine et des autres voyageurs, il recherche dans son Histoire naturelle comment il se fait que le vampire (Vespertilio spectrum) puisse sucer, sans les réveiller, le sang de l'homme et des animaux. Il est évident que s'il pratiquait ses incisions dans la chair, au moyen de ses dents ou de ses ongles, la douleur avertirait bientôt du danger l'animal endormi. : « Ce n'est donc, dit Buffon, qu'avec la langue qu'ils peuvent faire des ouvertures assez subtiles dans la peau pour en tirer du sang et ouvrir les veines sans causer une vive douleur. Nous n'avons pas été à portée de voir la langue du vampire; mais celle des roussettes, que M. Daubenton a examinée avec soin, semble indiquer la possibilité du fait : cette langue est pointue et hérissée de papilles dures et fines, très aiguës et dirigées en arrière; ces pointes, qui sont très fines, peuvent s'insinuer dans les pores de la peau pour les élargir et pénétrer assez avant pour que le sang obéisse à la succion continuelle de la langue. » Mais Buffon, tout en paraissant admettre les assertions de Daubenton, semble douter d'un fait qu'il n'avait pu constater lui-même et ne parle de ce sujet qu'avec la plus grande réserve. Et c'est avec raison, car il est démontré aujourd'hui que les blessures occasionnées par le Vespertilio spectrum sont fort petites et peu dangereuses, si elles ne sont envenimées par le climat. La science a fait son oeuvre et les classifications artificielles, premier effort d'une pensée qui s'essaie et qui chancelle encore, cèdent la place aux classifications naturelles, moins arbitraires et moins factices. Quel rang occupe la chauve-souris dans ces dernières classifications ; entre tant de caractères, quels sont ceux dont nous devons tenir compte, et parmi ceux-ci quels sont les caractères subordonnés, quels sont les caractères dominateurs? Quand on veut rechercher quelle place doit être assignée à la chauve-souris parmi les mammifères, ce sont les caractères les plus fixes de celle vaste classe zoologique qu'il faut examiner, c'est-à-dire les organes de lactation, la conformation du cerveau, le système dentaire. Au contraire, pour établir les subdivisions de la famille des Chéiroptères, il faut considérer la structure des doigts et le système tégumentaire; en un mot, tous les caractères saillants qui ont donné naissance à celte nouvelle famille. La famille des CHEIROPTÈRES se subdivise en deux tribus : les Galéopithèques et les Chauves-Souris. Les Galéopithèques diffèrent de ces dernières en ce que les doigts de leurs membres antérieurs portent des ongles et ne prennent point le même développement que chez les Chauves-Souris. De plus, la membrane latérale ne peut servir au vol et ne remplit que les fonctions de parachute. Enfin la tribu des Chauves-Souris se subdivise elle-même eu deux groupes : les insectivores et les frugivores, dont les principaux caractères sont empruntés à la conformation de la mâchoire. Il serait beaucoup trop long d'étudier ici les différentes espèces de Chauves- Souris; leur nombre est considérable, et, malgré les progrès de l'histoire naturelle, il en est encore qui ne sont point exactement déterminées. Quoi qu'il en soit, la science est parvenue à rattacher les faits particuliers aux lois universelles, elle nous commande la plus grande admiration pour ce qu'un oeil inattentif taxe d'anomalie, elle nous apprend enfin que « tout est également parfait en soi, puisque tout est sorti des mains du Créateur. » Lunéville. Ernest Paulin. |
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