Nous n'avons pas les yeux à l'épreuve des belles,
Ni les mains à celle de
l'or:
Peu de gens gardent un
trésor
Avec des soins assez
fidèles.
Certain chien, qui portait la pitance au logis,
S'était fait un collier du dîné de son maître.
Il était tempérant, plus qu'il n'eût voulu l'être
Quand il voyait un mets
exquis;
Mais enfin il l'était; et tous tant que nous sommes
Nous nous laissons tenter à l'approche des biens.
Chose étrange: on apprend la tempérance aux chiens
Et l'on ne peut
l'apprendre aux hommes!
Ce chien-ci donc étant de la sorte atourné,
Un mâtin passe, et veut lui prendre le dîné,
Il n'en eut pas toute la
joie
Qu'il espérait d'abord: le chien mit bas la proie
Pour la défendre mieux n'en étant plus chargé;
Grand combat; d'autres
chiens arrivent;
Ils étaient de ceux-là
qui vivent
Sur le public, et craignent peu les coups.
Notre chien, se voyant trop faible contre eux tous,
Et que la chair courait un danger manifeste,
Voulut avoir sa part; et, lui sage, il leur dit:
« Point de courroux, Messieurs, mon lopin me suffit;
Faites votre profit du
reste. »
A ces mots, le premier, il vous happe un morceau;
Et chacun de tirera, le mâtin, la canaille,
A qui mieux mieux. Ils firent tous ripaille,
Je crois voir en ceci
l'image d'une ville
Où l'on met les deniers à la merci des gens,
Échevins, prévôt des
marchands,
Tout fait sa main ; le
plus habile
Chacun d'eux eut part au gâteau.
Donne aux autres l'exemple, et c'est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre l'argent et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu'il
est un sot.
Il n'a pas de peine à se
rendre :
C'est bientôt le premier
à prendre.
Jean de La Fontaine, Fable VII,
Livre VIII.
Le Chien qui porte à son cou le dîné de son Maître
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré