Quatre animaux divers, le chat Grippe-fromage,
Triste-oiseau le hibou, Ronge-mailles le rat,
Dame belette au long
corsage,
Toutes gens d'esprit
scélérat,
Hantaient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.
Tant y furent, qu'un soir à l'entour de ce pin
L'homme tendit ses rets. Le chat, de grand matin,
Sort pour aller chercher
sa proie.
Les derniers traits de l'ombre empêchent qu'il ne voie
Le filet : il y tombe, en danger de mourir;
Et mon chat de crier; et le rat d'accourir,
L'un plein de désespoir, et l'autre plein de joie;
Il voyait dans les lacs son mortel ennemi.
Le pauvre chat dit: «
Cher ami,
Les marques de ta
bienveillance
Sont communes en mon
endroit;
Viens m'aider à sortir du piège où l'ignorance
M'a fait tomber. C'est à
bon droit
Que, seul entre les tiens, par amour singulières,
Je t'ai toujours choyé, t'aimant comme mes yeux.
Je n'en ai point regret, et j'en rends grâce aux dieux
J'allais leur faire ma
prière, .
Comme tout dévot chat en use les matins.
Ce réseau me retient : n:a vie est en tes mains ;
Viens dissoudre ces nœuds. - Et quelle récompense
En aurai-je? reprit le
rat.
- Je jure éternelle
alliance
Avec toi, repartit le
chat.
Dispose de ma griffe, et sois en assurance:
Envers et contre tous je te protégerai,
Et la belette mangerai
Avec l'époux de la
chouette:
Ils t'en veulent tous deux. » Le rat dit: « Idiot!
Moi ton libérateur? Je ne suis pas si sot. »
Puis il s'en va vers sa
retraite.
La belette était près du
trou.
Le rat grimpe plus haut; il y voit le hibou:
Dangers de toutes parts; le plus pressant l'emporte.
Ronge-maille retourne au chat, et fait en sorte
Qu'il détache un chaînon, puis un autre, et puis tant
Qu'il dégage enfin
l'hypocrite.
L'homme paraît en cet
instant;
Les nouveaux alliés prennent tous deux la fuite.
A quelque temps de là, notre chat vit de loin
Son rat qui se tenait à l'erte et sur ses gardes:
« Ah! mon frère, dit-il, viens m'embrasser; ton soin
Me fait injure : tu
regardes
Comme ennemi ton allié.
Penses-tu que j'aie
oublié
Qu'après Dieu je te dois
la vie?
- Et moi, reprit le rat, penses-tu que j'oublie
Ton naturel?Aucun traité
Peut-il forcer un chat à la reconnaissance?
S'assure-t-on sur
l'alliance
Qu'a faite la nécessité?
»
Jean de La Fontaine, Fable XXII,
Livre VIII.
Le Chat et le Rat
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré