Les sages quelquefois, ainsi que l'écrevisse,
Marchent à reculons,
tournent le dos au port.
C'est l'art des matelots: c'est aussi l'artifice
De ceux qui, pour
couvrir quelque puissant effort,
Envisagent un point directement
contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.
Mon sujet est petit, cet accessoire est grand:
Je pourrais l'appliquer à certain conquérant
Qui tout seul déconcerte
une ligue à cent têtes.
Ce qu'il n'entreprend pas, et ce qu'il entreprend,
N'est d'abord qu'un
secret, puis devient des conquêtes.
En vain l'on a les yeux sur ce qu'il veut cacher,
Ce sont arrêts du sort
qu'on ne peut empêcher:
Le torrent à la fin devient insurmontable.
Cent dieux sont impuissants contre un seul Jupiter.
Louis et le destin me semblent de concert
Entraîner l'univers. Venons à
notre fable.
Mère écrevisse un jour à sa fille disait:
« Comme tu vas, bon Dieu! ne peux-tu marcher droit?
- Et comme vous allez vous-même! dit la fille:
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille?
Veut-on que j'aille droit quand on y va tortu? »
Elle avait raison:
la vertu
De tout exemple domestique
Est universelles,
et s'applique
En bien, en mal, en tout; fait des sages, des sots;
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A son but, j'y reviens;
la méthode en est bonne,
Surtout au métier de Bellone :
Mais il faut le faire à propos.
Jean de La Fontaine, Fable X,
Livre XII.
L'Ecrevisse et sa Fille
Fable de Jean de la Fontaine
Illustration de Gustave Doré